C’est la finale de la coupe du monde de football, l’Espagne affrontent les Pays-Bas et nous sommes à Barcelone. Puisque toute la ville va vivre l’événement et qu’il n’est pas indigne de s’intéresser au foot de temps à autre, nous cherchons en ce dimanche soir un endroit où passer une bonne soirée.

Nous faisons le tour de l’Eixample, le quartier où l’on trouve quelques bars gays. Nous en avions repéré un, Carrer de Concell de Cent (la rue Sainte-Croix locale) qui annonçait une soirée spéciale. Mais moins d’une heure avant le début du match, il est quasi vide. Et assez sombre, de surcroît. A la recherche d’un endroit un peu plus festif, nous tombons sur un petit restaurant rempli d’hommes que l’on peut sans craindre de trop se tromper qualifier d’homosexuels. Mais la place manque et les serveurs, débordés, se montrent guère aimables. Autre bar restaurant un peu plus loin sur la carrer de la Diputacio. La clientèle a l’air plus mixte, avec notamment la présence de femmes que l’on peut sans craindre de trop se tromper qualifier de lesbiennes. Le lieu semble tout aussi bondé que le précédent et nous nous apprêtons à passer notre chemin quand un brun à lunettes – que l’on peut sans craindre de se tromper, etc. – assis juste derrière la porte vitrée nous fait signe d’entrer.

Nous voici donc à l’intérieur du Xalupada, en quête de places. Un serveur nous indique deux chaises libres et nous nous installons à quelques mètres d’un grand écran. L’ambiance se réchauffe progressivement. Deux ou trois personnes portent un drapeau espagnol en cape, d’autres ont les couleurs rouge et or dessinées sur la joue, tous sont à fond derrière leur équipe. Dans notre dos, un petit groupe, emmené par Eva et Manuel, commence à scander des slogans, en les détournant parfois légèrement. Ainsi, « Yo soy espanol, espanol, espanol » devient « Yo soy espanol, maricon, espanol ». Paul le Poulpe est bien entendu présent dans les esprits à travers le sobriquet de « Pulpo », chanté dès qu’une jeune fille – dont les bras sont très très longs, nous dit Eva – s’en va chercher un verre ou fumer une clope. Personne en revanche n’évoque Mani le Perroquet, qui a désigné les Pays-Bas comme futurs vainqueurs du match.

Le match débute dans une ambiance surchauffée. L’équipe d’Espagne se montre généreuse avec son public. Ses nombreuses attaques font vibrer nos compagnons de bar/restaurant à l’unisson. La défense n’est pas oublié et tout particulièrement, le gardien espagnol, Casillas, qui reçoit une salve d’applaudissements dès qu’il rattrape un ballon. Eva et sa bande d’amis gays lancent même des « Guapo! » à l’écran dès qu’il apparaît plus de quelques secondes. De l’autre côté du terrain, les néerlandais avec leurs agressions incessantes (mention spéciale au coup de pied de De Jong à la cage thoracique d’Alonso) participent encore un peu plus à la cohésion nationale.  Signe d’un certain œcuménisme footballistique, le néerlandais Van Persie a aussi droit à quelques « Guapo! » de temps en temps.

C’est la mi-temps. La confiance est toujours de mise. On en profite pour reprendre un verre. La partie reprend. Les espagnols demeurent offensifs, mais manquent de réussite, comme on dit. La fin du temps réglementaire approche et la tension monte. L’équipe qui marquera dans les dernières minutes aura très certainement gagné. Et les néerlandais restent dangereux. Mais il en faut plus pour entamer la bonne humeur générale. A l’écran, la reine Sofia apparaît furtivement. « Guapa! », lance quelqu’un dans notre dos.

Les 90 minutes sont terminées. Place aux prolongations. La tension monte encore d’un cran. « Cette partie, nous pouvons la gagner », chante-t-on dans le bar tout entier. Puis c’est la délivrance: Iniesta, à quelques minutes de la fin, inscrit un magnifique but.

Explosion de joie dans la salle. Cette fois, ils y sont presque. Un homme à notre droite, resté relativement discret jusqu’ici, est en larmes. Tous restent malgré tout attentifs à la riposte des néerlandais. Mais la riposte ne vient pas et au coup de sifflet final, la salle explose à nouveau. Ils et elles sont « Campeones del mundo ».

Les larmes de l’homme discret coulent de plus belle. A une différence près: cette fois-ci, il n’est plus seul. Quelques autres paires d’yeux humides le rejoignent tout aussi discrètement. Nous applaudissons chaudement, avec en tête le souvenir d’une soirée similaire il y a quelques années. Eva, Manuel et les autres reprennent en chœur leur « Yo soy espanol » et tentent de trouver un slogan avec « campeones » dedans, sans trop y parvenir. Paul le Poulpe n’est pas oublié. Nos amis d’un soir le célèbrent d’un joyeux « Que viva el Pulpo! Dans leur enthousiasme certains réclament un open bar, ou à défaut une tournée de chupitos, le nom local des shots. Double refus de la patronne, patriote mais pas bonne poire.

Nous filons vers les endroits où nous sommes passés plus tôt dans la soirée. Dans la rue, on peut entendre les premiers klaxons. En dehors de cela, les rues sont encore très calmes. L’ambiance est sans doute différente sur les Ramblas et surtout, en bas du parc Montjuic où des écrans géants avaient été installés plus tôt dans la journée.

Nous commençons par l’autre restaurant de la Carrer de la Diputacio où la clientèle est souriante, mais semble éteinte. Direction ensuite le bar Carrer de Concell de Cent, nettement plus rempli que deux heures auparavant. Ici on s’amuse franchement. Un jeune homme très avenant nous peint un petit drapeau espagnol sur le visage et sur le bras, histoire faire taire la mauvaise langue qui a l’entrée nous a demandé si nous étions néerlandais. Les écrans de télé, encore allumés, continuent de diffuser les reportages d’après-match. Côté musique, dans la playlist – guère originale – du bar, Lady Gaga ou David Guetta laissent régulièrement place à une version dance de E viva Espana, qui semble être le leitmotiv de la soirée, ici ou dans la rue, comme nous pourrons le constater un peu plus tard. Fait d’autant plus intéressant que la veille Barcelone avait accueilli une grande manifestation indépendantiste Catalane. Pour paraphraser une journaliste fictive célèbre, « I can’t help but wonder »: les militants que nous avions croisé dans la rue la veille, avec leurs autocollants « Som una Nacio » chantent-ils aussi E viva Espana?  Parions que plus d’un se surprendra au moins à fredonner l’air tout bas, tout comme nous, sur le trajet qui nous ramène un peu plus tard à notre hôtel.