Mon père, Bernard Héraud, est mort à 62 ans dans la nuit du 15 au 16 mars 2016, emporté en deux mois et demi par un lymphome rare.

Il avait été ému par le discours que j’avais lu à l’enterrement de ma grand-mère maternelle, il y a 17 ans. Alors j’ai rédigé un texte pour le sien. Il y a des tâches plus aisées que d’écrire l’éloge funèbre de son propre père. Mais c’est venu. Cela a été facile, étrangement. J’ai listé toutes les choses qu’il aimait – il y en avait beaucoup – et j’ai conclu que la longueur de cette liste expliquait sans doute pourquoi lui aussi avait été tellement aimé en retour. Il me restait à pouvoir le lire à voix haute dans l’église. Là aussi, c’est passé sans trop d’encombre, avec l’aide de mon frère et de ma sœur. En nous voyant réunis tous les trois ainsi derrière le pupitre où j’avais déposé mon texte, il m’était difficile de ne pas avoir une pensée émue et amusée pour son émotivité lorsqu’il voyait ses enfants ensemble. Dans ces moments-là, il ne manquait jamais de murmurer quelque chose avec les mots « mes enfants » dedans et d’écraser une petite larme. Et cela ne manquait jamais de nous faire sourire.

Son enfance, il l’a passée dans un petit village du sud de la Charente Maritime, au sein d’une famille très modeste et dans un confort plus que rudimentaire. Mais l’amour était là. La peine aussi. Il avait 7 ans lorsque sa sœur a succombé à une leucémie. Elle, tout juste 4 ans. Si vous avez une petite idée de ce qu’endurent aujourd’hui les malades du cancer, je vous laisse imaginer ce qu’une petite fille a pu subir en 1960. A la fin, les médecins la faisaient tellement souffrir qu’elle ne voulait plus voir d’homme, son frère y compris. La photo de Claudine, avec son petit air de garçon manqué, a toujours été là à la maison, sur quelque étagère. Nous ne l’avons jamais connue, mais d’une certaine manière nous la pleurons aussi. La tristesse, je crois, se transmet de parent à enfant. Et lorsque le père ou la mère disparaît, ses enfants deviennent en quelque sorte les héritiers et les dépositaires de cette douleur.

Mon père était un homme à l’ancienne. De ceux qui s’occupent (bien) du bricolage et pour qui faire la cuisine s’apparente à « Rendez-vous en terre inconnue ». De ceux aussi qui répètent aux enfants un peu machinalement qu’on ne pleure pas quand on est un garçon ou un homme. Et pourtant… il avait « la larme facile », pour reprendre l’expression de sa propre mère. Un rien l’émouvait, en particulier si cela avait trait à sa famille. J’ai découvert cela chez lui en faisant mon coming-out. Quand j’ai annoncé à la famille que j’avais « quelque chose à dire », je n’avais aucune idée a priori de ce qu’allait être sa réaction. A la campagne, l’homosexualité, si elle peut faire de temps en temps l’objet de blagues douteuses, est surtout invisible. A la télé, à cette époque là (fin des années 90), elle demeure encore rare. Moi-même, avant que l’évidence s’impose à moi, je n’avais jamais vraiment réfléchi à la question. Alors comment lui, simple ouvrier en milieu rural, allait-il réagir? J’avais envoyé de nombreux signaux, mais aucun n’avait semblé trouver écho chez lui.

Sa réaction m’a étonné. Il s’est mis à pleurer. Sans doute un peu de déception – il aurait été suffisamment honnête pour le reconnaître, mais surtout de peur que je subisse les injures homophobes qu’il entendait tous les jours à l’usine et que j’en sois malheureux. Je l’ai rassuré comme j’ai pu, en lui disant crânement qu’aucun ouvrier d’aucune usine — ou que n’importe qui d’autre — ne saurait me blesser sur ce point. J’étais trop fier ou trop jeune pour le comprendre alors, mais il faisait partie des rares personnes à en avoir le pouvoir. Il n’en a pas fait usage, comme tant d’autres parents l’ont fait avec leurs enfants, le font toujours et le feront encore, causant au passage des dégâts quasi-irréparables. Et pourtant, quelle chose étrange cela a dû être pour lui, de réaliser qu’il avait un fils qui aimait les hommes.

Au fil du temps, nous avons souvent discuté. Il s’est renseigné. Il m’a posé des questions. Avec en tête un principe fondamental: il faut aimer ses enfants tels qu’ils sont. Sans véritablement le formuler ainsi, il a considéré que c’était à lui de faire le chemin. Beaucoup plus tard, un soir à la maison, il m’a raconté avoir défendu les homos lorsque ses collègues faisaient des blagues. Sans aller jusqu’à dire que son fils en était un, mais le geste m’a touché. Il a pris ma défense. Tout le monde ne l’aurait pas fait. Je suis fier de lui.

Avant ce jour de coming-out, je n’avais finalement jamais réalisé que mon père aussi pouvait pleurer. Dans cette campagne où il a grandi et élevé ses enfants, cela peut être considéré comme quelque chose d’incongru chez un homme. Je vois aujourd’hui combien c’est en fait une preuve de force. La larme facile est la marque des hommes qui aiment. Et des pères qu’on regrette.